Cartographier la mer
Penser avec l’outil
Jean-Paul Ponthot
entretien Jean Critofol et François Parra
Jean Cristofol : La recherche à l’école d’art d’Aix a maintenant une longue histoire. Même si il y a eu des choses qui se sont faites avant, elle a été structurée d’abord par le laboratoire Locus Sonus, qui a inscrit sur le long terme la question de la recherche dans le corps même de l’école, puis par la démarche de l’antiAtlas des frontières qui est venue un peu comme un contre-point avec un statut très différent. Walking the Data apparait comme un troisième terme. J’aimerais que tu nous parles de ce troisième élément, dont les enjeux sont différents des deux premiers, et de la façon dont tu l’as perçu.
Jean-Paul Ponthot : Il est d’abord important d’évoquer le recul dont nous disposons à l’école d’art d’Aix en Provence. Parmi tous les paradoxes que doit manier une école d’art au niveau de la création plastique, la formulation de la question de la recherche a été l’un des plus passionnant. Nous nous en sommes saisis très tôt, d’une façon un peu pionnière, à la fois dans sa dimension théorique – celle du débat sur la notion de la recherche en art et son jeu des prépositions, en art, sur l’art, par l’art etc., pour lequel nous avons été interpelés à titre individuel ou à titre collectif, toi, Peter Sinclair, moi, à différentes reprises – et à la fois parce que nous avions un engagement fort dans la pratique de l’expérimentation. L’école a été un lieu permanent d’expérimentations sur la question de la recherche. Il suffit de citer la place exemplaire qu’a occupée Locus Sonus comme modèle. Quand je suis arrivé dans cette école, il y a maintenant une vingtaine d’années, la relation art/ sciences/technologies, dont on peut dire ce qu’on veut aujourd’hui, créait une forte articulation épistémologique et une tension stimulante pour la création. Il s’agissait de la question des technologies, de l’exploration des enjeux artistiques soulevés par les nouveaux médias, mais aussi, d’un point de vue intellectuel, d’un pas de côté, d’une ouverture sur les problématiques interdisciplinaires. Avant même l’arrivée du projet de Walking the data, je me souviens d’une discussion avec toi, François1 – tu étais alors un jeune enseignant à l’école – à propos des questions du son et du déplacement, du territoire. Nous n’avions pas encore l’outil qu’a proposé plus tard Guillaume Stagnaro2. Il s’agissait d’ouvrir un espace d’expérimentations et de réflexions théoriques autour des questions sonores en relation avec la déambulation, l’espace physique, territorial, le déplacement, en complément avec les recherches de Locus Sonus qui portaient principalement sur les questions du son en espace et en réseau. Cela venait croiser tes réflexions, Jean, sur la cartographie ainsi que les expérimentations récentes de Guillaume sur les questions de la géolocalisation et des médias situés. À partir de là, les expérimentations ont commencé avec Hôtel du Nord dans le cadre de workshops. Au bout d’un moment, nous avions tout les éléments nécessaires pour déposer un dossier en réponse à un appel d’offre sur la recherche3 : nous avions un champ préalable d’expériences et de réalisations sur le terrain, un champ théorique en train de s’ouvrir et un outil technologique qui était apparu avec la proposition de Guillaume.
Il faut souligner que nous avons toujours aimé penser avec l’outil, dans l’école, cela a toujours été une base d’expérimentation. Il en résulte que Walking the Data est certes un projet à part, mais qu’il était en quelque sorte naturellement généré dans l’école à la fois par la recherche et par son investissement théorique et la pratique des ateliers.
JC : Il est en effet important de souligner que nous avons toujours aimé penser avec les outils, comme tu le dis, ou plus largement avec les dispositifs opératoires. Il s’agit de faire des dispositifs le lieu et le fondement de l’interdisciplinarité. C’est ce qui permet de ne pas avoir seulement une interdisciplinarité théorique qui cherche ensuite à s’appliquer, mais de partir des situations concrètes, y compris dans leur dimension technique, pour penser la façon dont les différentes approches peuvent se croiser, se renforcer ou se nourrir. C’est certainement l’un des traits propres au développement de la recherche dans l’école et c’est sans doute ce qui donne pleinement son sens à l’idée de la recherche en art.
À mes yeux, la spécificité de Walking the Data c’est que l’outil contribue à déterminer le territoire et que chaque projet se définit dans la présence de l’outil mais aussi avec la question de l’exploration territoriale, par la rencontre, la confrontation, la proposition de situations concrètes, précises. Ce dernier aspect est un apport qui vient directement des quartiers nord de Marseille. Nous étions François et moi interpelés par le travail que nous faisions dans le cadre de la coopérative Hôtel du Nord. C’est ce qui détermine la spécificité du projet. Dans le cas de Walking the Data, nous ne sommes pas partis de l’idée de la marche en général, ni de la question du son en réseau ou de la spatialisation sonore, ou de la question générique des mutations des frontières comme dans l’antiAtlas4, mais très concrètement des problèmes soulevés par la relation à des territoires particuliers, nous sommes partis d’expériences engagées, des situations de travail.
JPP : Ce que je trouve intéressant, c’est que la pratique de l’artiste marcheur telle qu’elle est posée par le collectif Stalker, par exemple, ou la plupart du temps dans la tradition en art liée à l’idée du déplacement dans l’espace, relève d’abord de la performance. Dans Walking the data l’aspect performatif est largement dépassé ou intégré dans un processus de création de mémoire. Il ne s’agit pas seulement de garder la trace d’une expérience, de produire une forme plastique et réflexive, quelque chose qui est de l’ordre à la fois de l’instant, du poétique, de la mémoire, mais également d’un point de liaison avec d’autres éléments, d’autres objets, d’autres données. C’est l’intérêt de l’outil de Guillaume qui permet de rejouer, à l’infini, les éléments qui sont produits et qui sont alors à la fois des éléments de mémoire et des éléments de jeu, presque de composition ou de recomposition. Quand la philosophe Joëlle Zask s’interroge le temps d’un essai sur la forme que doit prendre la place publique en démocratie5, je trouve que Walking the Data depuis son origine dans les quartiers nord de Marseille puis à travers le monde donne à voir les formes enchantées que pourrait prendre un espace public démocratique. JC : La notion de mémoire a été très importante au départ, même si elle a considérablement évolué au fur et à mesure de la mise en place du travail.
Le système que nous offrait Guillaume, et qu’il avait commencé à mettre en place dans un tout autre contexte, nous intéressait parce que nous nous demandions comment constituer des archives intégrées dans un territoire. La question était de produire, dans la relation à un espace urbain défini et à l’expérience qu’on peut en faire, une archive vivante, une archive qui se transforme, s’enrichit, une archive qui ne soit pas figée dans le temps, mais qui soit un processus et un processus que l’on puisse s’approprier collectivement. L’expérimentation de Walking the Data dans l’école d’art avait au début pour objectif de chercher les potentialités de cette rencontre entre un territoire et un système d’édition cartographique en ligne, dans l’optique d’une archive dynamique ou d’une mémoire en acte et de la relation entre le geste individuel et l’action collective. C’était la perspective dans laquelle nous nous placions. Quand l’école a intégré cette démarche comme un projet de recherche, elle en a fait l’espace laboratoire d’un questionnement porté par des artistes ou des théoriciens enseignants en même temps qu’un lieu d’expérimentations pédagogiques.
JPP : Oui, et c’est vrai aussi que c’est le genre de projet de recherche dans lequel tous les ateliers, quelle que soit leur spécificité, pouvaient trouver un endroit de production, de réflexion et d’échange avec d’autres pratiques. C’était un lieu médian tout à fait inédit. Au début, quand on a envisagé les ateliers qui pouvaient utilement trouver place dans le projet, la liste recouvrait à peu près l’ensemble des ateliers de l’école. Les choses se sont faites ensuite en fonction des moments et des réalités de chacun, mais en lui-même le projet était entièrement transversal et il permettait des formes très différentes de réappropriation. Simplement, il faut qu’il y ait toujours une hypothèse théorique, ce qui fait la caractéristique d’une recherche, à la différence d’une tentative qui ne vaudrait que par elle-même, et pourquoi pas, mais nous ne serions plus alors exactement dans le cadre d’un processus de recherche.
JC : Quand la démarche s’est progressivement affirmée comme un projet de recherche à part entière, soutenu par le ministère de la Culture, l’école s’est tournée vers une coopération avec la FAI-AR...
JPP : Je connais la FAI-AR, si je puis dire, avant même qu’elle n’existe réellement, puisque j’avais été associé par Michel Crespin qui en était à l’initiative, au petit groupe qu’il avait formé pour travailler à sa conception. Ensuite, j’ai suivi, de loin en loin, le développement de cette Formation avancée et itinérante des Arts de la rue. La FAI-AR était à l’origine l’héritière directe du théâtre de rue et de cette fameuse scène à 360° qui était le concept à partir duquel Michel Crespin réinventait une vision de l’intervention dans l’espace public, avec HorsLesMurs6 ou avec le Centre national Lieux publics7. Ces dernières années, l’arrivée de Jean-Sébastien Steil a été extrêmement importante par la façon dont il s’est intéressé aux conditions contemporaines de la création et à la façon dont on pouvait penser l’espace public dans ses dimensions non seulement politiques, ludiques, mais aussi médiatiques. Il re-situe la question des arts de la rue dans un champ bien plus large que celui de son héritage théâtral et il cherche à en ouvrir les pratiques sur un espace d’expérimentation élargi, tout en gardant sa tradition, ce qui a ouvert la possibilité de plusieurs collaborations. Tout cela a permis une discussion très riche dans l’élaboration du projet que nous proposait la FAI AR et qui allait devenir Cartographier la mer. Il y avait le désir de faire l’expérience, en tant que plasticiens ou en tant qu’artistes des arts de la rue, en tant qu’étudiants en école d’art et en tant qu’apprentis de la FAI-AR, de la façon dont nos démarches pouvaient coïncider, ce qui n’était pas si évident. C’était intéressant et risqué de voir comment deux approches de l’art et de l’espace public, avec des cultures si différentes pouvaient entrer en dialogue à condition de nous donner des moyens et des cadres communs.
JC : La question de l’espace public est très importante pour nous, depuis le début de l’histoire de Walking the Data. Elle est inscrite dans le génome de l’aventure, ne serait-ce que par sa relation à Hôtel du Nord et à l’idée d’un patrimoine intégré, situé dans la réalité présente d’une population et de son rapport à son territoire, c’est-à-dire non l’espace public comme réalité juridique par opposition à l’espace privatif, mais l’espace public comme construction de «lieux communs» avec toutes les contradictions et les confrontations que cle terme implique. Il ne s’agit pas de penser l’espace public comme une réalité unifiée et homogène, pacifiée, uniforme, mais comme un ensemble complexe participant d’une histoire partagée. Et il ne s’agit pas non plus de le réduire à une réalité géographique mais de l’approcher comme une spatialité complexe et largement médiée par les technologies de l’information qui contribuent à le réorganiser. C’est là le soubassement théorique auquel tu as fait référence tout à l’heure.
L’idée d’imaginer un projet en collaboration avec la FAI-AR était une façon de l’expérimenter avec d’autres outils, c’était aussi une façon de se confronter plus frontalement à la question de l’espace public. Une école court toujours le risque de tomber dans l’illusion du vase clos, de se focaliser sur sa propre intériorité, un tropisme insulaire. La collaboration avec la FAI-AR était évidemment une relation avec une autre école, mais une école qui posait la question de la confrontation avec l’espace public.
Il se trouve que le lieu sur lequel le projet va se focaliser est un espace paradoxal, un bateau. Un bateau c’est un espace clos confronté à l’immensité ouverte de la mer. C’est un lieu privé qui accueille du public, qui s’inscrit dans une économie du commerce, du voyage et du tourisme. C’est aussi la confrontation à un espace informationnel très puissant, celui des dispositifs cartographiques et des systèmes de géolocalisation.
JPP : J’ai toujours pensé que l’approche pluridisciplinaire de la recherche en art nécessitait l’activation d’un espace commun inédit, sorte de tiers lieu n’appartenant ni à l’une ni à l’autre discipline. Pour le projet Cartographier la mer, ce tiers lieu devenait concrètement le huis-clos d’un navire ! La proposition du bateau m’a un moment un peu inquiété. Un apprenti de la FAI-AR, qui s’inscrit dans une pratique du spectacle, va tenter d’aller vers une dimension plus spectaculaire, en tout cas vers une démarche où la question de la visibilité sera centrale. Nos étudiants, qui sont généralement plus jeunes et qui sont dans une logique de l’observation et du détail, risquent d’être davantage sur le différé que sur le direct. Ce sont des cultures et des temps assez différents dans la façon de se situer par rapport à l’espace public. Je trouvais l’idée magnifique et en même temps je me demandais comment cela allait fonctionner. Je rends grâce à la compétence et la ténacité de ceux qui sur le bateau ont maintenu la barre jusqu’au port.
JC : Oui, mais en même temps l’une des grandes qualités de cette expérience est qu’elle se complétait avec la relation au FRAC PACA et à son espace d’exposition. Cela structurait autrement l’espace de la visibilité. Le fait que le FRAC soit partie prenante de cette expérience, qu’il y ait eu une restitution des productions dans les lieux d’exposition et une présence, pendant la semaine d’expérimentation, en temps-réel, du processus et de sa réalité spatiale, a modifié la logique de la visibilité pour l’introduire dans une relation critique à la distance, au décalage, à la relation entre absence et présence.
JPP : C’est en effet très important et ça donnait une obligation de rendre compte, de prolonger la situation d’occupation du bateau et de ses espaces particuliers sur un autre registre de visibilité.
L’une des questions qui était posée là est bien celle de l’interdisciplinarité, non seulement entre les pratiques artistiques et des disciplines d’une autre nature, théoriques ou scientifiques, mais aussi entre les disciplines artistiques elles-mêmes. Il y a, dans la recherche en art, des domaines qui sont plus accessibles, ou plus faciles à investir que d’autres. Et entre les arts, la notion l’interdisciplinarité ou de pluridisciplinarité est plus complexe et difficile qu’on a tendance à le penser. C’est pour cela qu’il fallait inventer une situation qui déplace les lieux d’exercices habituels des uns et des autres, qui les dérange, et c’est bien ce qui est stimulant.
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Voir l’article de François Parra, Marcher avec les fantômes ↩
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Voir l’article de Guillaume Stagnaro : "PlotMap : Le techno-numérique comme outil de création" ↩
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Appel à projet MCC Recherche en Art et Design 2017. Axe 2 : programmes de recherche. ↩
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L’antiAtlas des frontières est un programme de recherche transdisciplinaire qui se développe depuis 2011. https://www.antiatlas.net/ ↩
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Joëlle Zask, Quand la place devient publique, éditions Le Bord de l’Eau, 2018 ↩
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HorsLesMurs, Centre national de ressources des arts de la rue et des arts du cirque. http://horslesmurs.fr/ ↩
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Lieux Publics, Centre national et Pôle européen de création pour l’espace public (Marseille). https://www.lieuxpublics.com/fr ↩